Billet Censuré

On ne déconne pas avec la Vérité

07/09/2008, 09:17

Tout faire payer, c'est le vol


Tout faire payer, c'est le vol


Le matin venu, l'homme se regarde dans le miroir. Il est grand, il est fort, il est beau. Le moteur rugissant et le levier de vitesse fièrement dressé, il s'apprête à partir à la conquête de la route !

Et là, il se retrouve derrière un "A".

Cruel destin que celui-là ! Les "A" respectent les limites de vitesse, mettent le cligno et s'arrêtent presque avant de tourner. Si la malédiction de l'asphalte devait porter un nom, ce serait la première lettre de l'alphabet.

Mais il y a pire que de se retrouver à 30 derrière un "A": se retrouver sur le siège passager de l'un d'entre eux.

Or donc, nous roulions hmm... tranquillement, à plus ou moins la moitié de la vitesse usuelle, traversant de longues lignes droites dans un environnement urbain et prenant la tête d'un cortège de voitures de plus en plus long.

Jetant par moment un coup d'oeil à moitié inquiet dans le rétroviseur droit, je me disais que nous arriverions malgré tout à bon port, quand soudain COUP DE FREIN !

Derrière nous arrêts d'urgence, un klaxon retentit, deux voitures font un dépassement dangereux qui manque de tourner à l'accident avec le véhicule arrivant en face. Le conducteur ne semble pas en être conscient.

"Qu'est-ce qui se passe ?" Dans ce genre de situation, il faut s'attendre à tout. Par exemple "Il y avait un pigeon" ou "J'ai oublié mes clés" seraient des réponses crédibles, mais rien ne me préparait à ce qui allait venir:

"Priorité à droite."

"Quoi ?!"

Dans la direction indiquée, une dame, toute surprise, nous fit un grand sourire depuis voiture et s'engagea sur la voie principale.

Effectivement, la trace au sol n'était pas un restant de bande d'arrêt mais bel et bien un raccord dégueulasse du bitume, et, techniquement, la priorité à droite s'appliquait. Sauf qu'après être passé là plus d'un millier de fois, je n'avais jamais vu personne céder la priorité. Même, dans la situation inverse, je ne me serais jamais attendu à ce qu'on me la laisse.

Sauf que respecter le code de la route avait bien failli provoquer un accident.


Par définition une loi est légale, mais elle n'est pas forcément légitime. On peut effectivement se demander pourquoi les habitants d'une impasse qu'on voit venir au dernier moment seraient prioritaires pour s'engager sur un axe principal de circulation. Un équilibre délicat s'installe alors entre le texte et l'usage, et la population se divise entre les Judge Dredd du "il faut frapper fort sur certains pour que tout le monde rentre dans le rang" et les rebelles qui n'en font qu'à leur tête.

Récemment, les radars automatiques ont fait basculer l'équilibre des forces en faveur de l'état sur la route, et, malgré leur nature de prélèvement déguisé, il est indéniable qu'ils permettent de sauver ~ 3000 vies par ans sur les routes.

Fort de ce succès, le gouvernement veut maintenant migrer ce système sur le net, pour lutter contre les affreux pirates qui mettent la culture en danger en téléchargeant du Britney Spears.

Vont-ils y parvenir ?

Rien n'est moins sûr, car ils partent avec un lourd handicap: pour vaincre son ennemi il faut le connaître, et tous ces braves gens suintent l'incompétence.

Ce n'est pas peu de le dire. Pascal Nègre, représentation des ayant-droits, vitrine officielle de la lutte anti-piratage, déclarait récemment:

"Parce que si vous allez le télécharger au Japon, avant que vous atteigniez le Japon et qu'il revienne, vous allez mettre trois jours avant de le télécharger."

Comme disait une de mes profs d'histoire: "Ca a l'air compliqué, mais avec quelques clés on comprend très bien comment ça marche". Alors joignons-nous au gros fou-rire que ce bouffon leader d'opinion a provoqué, mais tâchons aussi d'analyser la situation.

Prenons un cadre supérieur, que nous appellerons Pascal, par exemple. Pascal n'entend rien à l'informatique, mais il est intelligent et il a des professionnels compétents sous ses ordres. Comme il n'arrive pas à comprendre, son équipe lui donne un exemple concret:

"Quand un ado va sur le net chercher un animé, il se connecte à des serveurs Français ou Américains. Si on ferme ces serveurs, il lui faudra trois jours pour le trouver sur les P2P Japonais."

Certaines notions passent mal d'un monde à l'autre, et voilà ce que le malheureux Pascal entendit:

"Quand un consommateur crédule va sur le gros réseau extérieur chercher un @#*!ù§, il le vole en France ou aux Etats-Unis. Si on ferme ces serveurs, il lui faudra trois jours pour le télécharger depuis Pirtoupir, pôle technologique du Japon." (*)

Et voilà comment on se ridiculise en direct à la radio, et qu'on donne des billes à tous ses détracteurs. Mais quel est le poids des moqueries de la presse spécialisée et d'une fraction de la blogsphère ? Il est voisin de zéro en comparaison des intérêts financiers en jeu.

Vous croyiez acheter de la musique ? Erreur. Vous achetez un support, qu'il soit vinyle, cassette ou cd, doté d'une durée de vie limitée et que vous devez racheter tous les ~ 10 ans. L'arrivée du net a été superbement ignorée par la totalité de l'industrie du disque pour cette raison: vendre sans support sortait de leur schéma de pensée.

Maintenant, contraints et forcés il y viennent avec un peu moins d'une quinzaine d'années de retard, bien qu'il reste encore quelque chose qui soit totalement inconcevable pour eux: qu'on puisse écouter leur musique sans payer.

Quand on est cadre supérieur dans ce milieu, on va à la FNAC, on paye à la caisse une misère - 60 euros les 3 CDs - et on rentre chez soi. C'est tellement simple ! Pourquoi les 15% de SMICards, les plus de 50 ans inemployables, les légions de jeunes chômeurs ne se plieraient pas à la règle ?

Tous ces gens sans aucune ressource viennent se servir sur le net au lieu de ne pas pouvoir se payer l'accès à la "culture" ! Fi des nombreux rapports mettant en avant que le piratage n'a que peu d'impact sur les ventes, arrêtons avec cette soi-disante perte de pouvoir d'achat contre des prix excessifs, la vraie raison de la chute des ventes est à chercher du côté de tous ces PARASITES qui se gavent d'une ressource sans coût marginal.

C'est un peu ça la différence entre les radars de la route et ceux du net: alors que les premiers nous rackettent pour nous protéger de notre propre connerie, les seconds veulent exclure les crève-la-faim de plus en plus nombreux cherchant désespérement un accès à cette "culture" si chère aux ministres successifs du même nom.

C'est profondément immoral.

Je sais bien qu'il faut des sous pour lancer un groupe, en faire la promotion, et s'il rencontre le succès espérer en retirer un bénéfice substantiel car en cas d'échec c'est la catastrophe pour une petite boîte.

Mais les sous, ils sont où ? De moins en moins dans la poche des gens. On va pas y revenir, mais la chute de la part des salaires dans le PIB et l'augmentation du coût de la vie frappent durement les français. 30 ans de modération salariale portent enfin leurs fruits: comme les médias l'ont relaté pour les départs en vacances, les gens rognent sur leur budget loisir. Ca a l'air con à dire : donnez du fric aux gens et ils achètent. Concentrez l'argent entre quelques mains et la consommation de masse en pâtira.

Ces producteurs qui ont manqué tous les tournants technologiques, qui n'ont jamais rien compris au net veulent maintenant proposer des solutions qui, pensent-ils, ne serviront que leurs intérêts propres ?

Qu'est-ce qu'ils croient, qu'une fois fliqués par un Internet à la chinoise, les gens seront bien forcés de rogner sur le budget alimentation pour maintenir celui des loisirs ? Que d'un seul coup les ventes vont s'envoler ?

Ils accuseront qui la prochaine fois ?

La première idée de ce gouvernement a été de confier les pouvoirs judiciaires et de police à une autorité privée, qui aurait eu le droit d'espionner, d'envoyer des avertissements et de couper le net sans procès ni appel possible.

La privatisation des pouvoirs régaliens, une idée pleine d'avenir. Votre voisin met la musique à fond ? Vous êtes un actionnaire important de cette autorité ? Hop: un petit coup de fil et plus de net ! Et va te plaindre, la loi c'est mon argent.

Accessoirement, on peut jouer au jeu des 7 différences entre ce texte et l'extrait suivant:

Article 11 de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme: "Toute personne accusée d'un acte délictueux est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d'un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées."

Nous avons cependant encore des entités qui protègent la démocratie et l'intérêt commun, ne seraient-ce que la CNIL et le Conseil d'Etat, qui n'ont pas vu d'un bon oeil le projet d'avenir qu'on réservait à la République Démocratique du Congo Française.

De plus l'Europe, ultralibérale jusqu'au bout des ongles, ne veut pas de loi "protégeant une industrie qui n'a pas su s'adapter": ce serait un coup à fausser la Sainte Concurrence. D'où une opposition marquée au projet français.


Comme je lisais il y a quelque temps, c'est "l'argent qui tient les rênes". Un jour où l'autre, l'intérêt de quelques milliers passera forcément devant celui de quelques dizaines de millions.

Mais un peu comme Luther King, à la vue des premiers P2P (Napster, Audiogalaxy), je me suis pris à rêver: quelle formidable base de données mondiale où même les oeuvres les plus obscures resteront en vie grâce au nombre de terminaux !

Ca aussi c'est l'accès à la culture.


(*) Pas facile à trouver: ça s'écrit P2P et ça se prononce "pîtupî" (pas de "tsu").

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